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15 mai 2012

Extraits - Edgar MORIN

Sur Amour - Poésie & Sagesse...


MORIN Ethique pour un monde incertain

Le complexe d'amour

 

  Bien que relevant d'un épanouissement culturel et social, l'amour n'obéit pas à l'ordre social : dès qu'il apparaît, il ignore ces barrières, s'y brise, ou les brise. Il est "enfant de bohème".

 

De plus, ce qui est intéressant dans la civilisation occidentale, c'est la séparation, qui est parfois une disjonction, entre l'amour vécu comme mythe et l'amour vécu comme désir. Il nous faut percevoir cette bipolarité : d'un côté, un amour spirituel exalté qui justement a peur de se dégrader dans le contact charnel et, de l'autre, une "bestialité" qui pourra trouver sa propre sacralité dans cette part maudite assumée par la prostituée. La bipolarité de l'amour, si elle peut écarteler l'individu entre amour sublimé et le plaisir infâme, peut se trouver aussi en dialogue, en communication : il y a des moments bienheureux où la plénitude du corps et la plénitude de l'âme se rencontrent.

 

Et le véritable amour se reconnaît en ce qu'il survit au coït, alors que le désir sans amour se dissout dans la fameuse tristesse postcoïtale : "homo triste post coitum". Celui qui est sujet de l'amour est "felix post coitum".

 

Comme tout ce qui est vivant et tout ce qui est humain, l'amour est soumis au deuxième principe de la thermodynamique qui est un principe de dégradation et de désintégration universel. Mais les êtres vivants vivent de leur propre désintégration en la combattant par la régénération.

 

Qu'est-ce que vivre ? Héraclite disait : "Mourir de vie, vivre de mort." Nos molécules se dégradent et meurent, et sont remplacées par d'autres. Nous vivons en utilisant le processus de notre décomposition pour nous rajeunir, jusqu'au moment où nous n'en pouvons plus. Il en est de même de l'amour qui ne vit qu'en renaissant sans cesse. Le sublime est toujours dans l'état naissant de l'enamourement..... (p 25) 

=== 

Certains éthologues, après avoir remarqué que le fils adulte de la chimpanzette ne copulait pas avec sa mère, qu'il n'y avait pas d'attraction sexuelle de part et d'autre, ont pensé que l'inhibition de la pulsion génitale provenait sans doute du long attachement mère-fils. Un attachement long et constant rend plus intime le lien, mais tend à désintégrer la force du désir qui serait plutôt exogame, tourné vers l'inconnu, vers le nouveau.

 

On peut se demander si le long attachement du couple qui le consolide, qui l'enracine, qui crée une affection profonde ne tend pas à détruire effectivement ce qu'avait apporté l'amour à l'état naissant. Mais l'amour est comme la vie, paradoxal, il peut y avoir des amours qui durent, de la même façon que la vie dure. On vit de mort, on meurt de vie. L'amour devrait pouvoir, potentiellement, se régénérer, opérer en lui-même une dialogique entre la prose qui se répand dans la vie quotidienne et la poésie qui donne de la sève à la vie.

 

Ce qui est tout à fait remarquable, c'est que l'union du mythologique et du physique se fait dans le visage. Dans le regard amoureux, il y a quelque chose qu'on aurait tendance à décrire en termes magnétiques ou électriques, quelque chose qui relève de la fascination, parfois aussi terrifiante que la fascination du boa sur le poulet, mais qui peut être réciproque. Et, dans ces yeux qui portent une sorte de pouvoir magnétique subjuguant, la mythologie humaine a mis une des localisations de l'âme.

 

De même pour la bouche ! La bouche n'est pas seulement ce qui mange, absorbe, donne, c'est aussi la voie de passage du souffle, lequel correspond à une conception anthropologique de l'âme. Le baiser sur la bouche, que l'Occident a popularisé et mondialisé, concentre et concrétise la rencontre inouïe de toutes les puissance biologiques, érotiques, mythologiques de la bouche. D'un côté, le baiser qui est un analogon de l'union physique, de l'autre, la fusion de deux souffles qui est une fusion des âmes.

 

La bouche devient quelque chose de tout à fait extraordinaire, ouverte sur le mythologique et sur le physiologique. N'oublions pas que cette bouche parle, et ce qu'il y a de très beauc'est que les paroles d'amour sont suivies de silences d'amour. Notre visage permet donc de cristalliser en lui toutes les composantes de l'amour. D'où le rôle, dès l'apparition du cinéma, de la magnification par le gros plan du visage, qui concentre en lui la totalité de l'amour...... (p 27)

  ++++

Sous l'angle de la froide raison le mythe a toujours été considéré comme un épiphénomène superficiel et illusoire. Pour le XVIIIè siècle, la religion était une invention des prêtres, une supercherie faite pour berner les peuples. Ce siècle n'a pas compris les racines profondes du besoin religieux et notamment du besoin de salut.

 

Je suis de ceux qui croient à la profondeur anthropo-sociale du mythe, c'est-à-dire à sa réalité. Je dirai même que notre réalité a toujours une composant mythologique. Et j'ajouterai que, entre homo sapiens et homo demens, la folie et la sagesse, il n'y a pas une frontière nette. On ne sait pas quand on passe de l'un à l'autre, et il y a aussi des réversibilités : ainsi, par exemple, une vie rationnelle est une pure folie. C'est une vie qui s'occuperait uniquement à économiser son temps, à ne pas sortir quand il fait mauvais, à vouloir vivre le plus longtemps possible, donc à ne pas faire d'excès alimentaires, d'excès amoureux. Pousser la raison à ses limites aboutit au délire....... (p 30)

++++ 

 

Alors, qu'est-ce que l'amour ?

 

C'est le comble de l'union de la folie et de la sagesse. Comment démêler cela ? Il est évident que c'est le problème que nous affrontons dans notre vie, et qu'il n'y a aucune clé qui permette de trouver une solution extérieure ou supérieure. L'amour porte justement cette contradiction fondamentale, cette coprésence de la folie et de la sagesse.

 

Je dirai sur l'amour ce que je dis en général sur le mythe. Dès qu'un mythe est reconnu comme tel, il cesse de l'être. Nous sommes arrivés à ce point de la conscience où nous nous rendons compte que les mythes sont des mythes. Mais nous nous apercevons en même temps que nous ne pouvons pas nous passer de mythes. On ne peut pas vivre sans mythes, et j'inclurai parmi les "mythes" la croyance à l'amour, qui est un des plus nobles et des plus puissants, et peut-être le seul mythe auquel nous devrions nous attacher. Et pas seulement, alors, amour inter-individuel, mais dans un sens beaucoup plus élargi, sans évidemment scotomiser l'amour individuel. Nous avons effectivement le problème d'une convivialité avec nos mythes, c'est-à-dire non pas une relation de compromis, mais une relation complexe de dialogue, d'antagonismes et d'acceptation.

 

 

L'amour pose à sa façon le problème du pari de Pascal, lequel avait compris qu'il n'y a aucun moyen de prouver logiquement l'existence de Dieu. On ne peut pas prouver empiriquement et logiquement la nécessité de l'amour. On ne peut que parier pour et sur l'amour. Adopter avec notre mythe d'amour l'attitude du pari, c'est être capable de nous donner à lui, tout en dialoguant avec lui de façon critique. L'amour fait parti de la poésie de la vie. Nous devons donc vivre cette poésie, qui ne peut pas se répandre sur toute la vie parce que, si tout était poésie, tout ne serait que prose. De même qu'il faut de la souffrance pour connaître le bonheur, il faut de la prose pour qu'il y ait poésie.

 

Dans l'idée de pari, il faut savoir qu'il y a le risque de l'erreur ontologique, le risque de l'illusion. Il faut savoir que l'absolu est en même temps l'incertain. Il faut que nous sachions que, à un moment donné, nous engageons notre vie, d'autres vies, souvent sans le savoir et sans le vouloir. L'amour est un risque terrible car ce n'est pas seulement soi que l'on engage. On engage aussi ceux qui nous aiment sans qu'on les aime, et ceux qui l'aiment sans qu'elle les aime. Mais, comme disait Platon de l'immortalité de l'âme, c'est un beau risque à courir. L'amour est un très beau mythe. Evidemment, il est condamné à l'errance et à l'incertitude : "Est-ce bien moi ? Est-ce bien elle ? Est-ce bien nous ?"

 

Avons-nous la réponse absolue à cette question ? L'amour peut aller du foudroiement à la dérive. Il possède en lui le sentiment de vérité, mais le sentiment de vérité est à la source de nos erreurs les plus graves. Combien de malheureux, de malheureuses, se sont illusionnés sur la "femme de leur vie", l' "homme de leur vie" !...  (p 31)

++++

 L'authenticité de l'amour, ce n'est pas seulement de projeter notre vérité sur l'autre et finalement ne voir l'autre que selon nos yeux, c'est de nous laisser contaminer par la vérité de l'autre. Il ne faut pas être comme ces croyants qui trouvent ce qu'ils cherchent parce qu'ils ont projeté la réponse qu'ils attendaient. Et c'est ça aussi, la tragédie : nous portons en nous un tel besoin d'amour que parfois une rencontre au bon moment – ou peut-être au mauvais moment – déclenche le processus du foudroiement, de la fascination. A ce moment-là, nous avons projeté sur autrui ce besoin d'amour, nous l'avons fixé, durci, et nous ignorons l'autre qui est devenu notre image, notre totem. Nous l'ignorons en croyant l'adorer. C'est là, effectivement, une des tragédies de l'amour : l'incompréhension de soi et de l'autre. Mais la beauté de l'amour, c'est l'interpénétration de la vérité de l'autre en soi, de celle de soi en l'autre, c'est de trouver sa vérité à travers l'altérité.

  

Je conclu. La question de l'amour revient à cette possession réciproque : posséder ce qui nous possède. Nous sommes des individus produits par des processus qui nous ont précédés; nous sommes possédés par des choses qui nous dépassent et qui iront au-delà de nous, mais, d'une certaine façon, nous sommes capables de les posséder. Partout, toujours, la double possession constitue la trame et l'expérience mêmes de nos vies.

 

Et je terminerai en donnant à la recherche de l'amour la formule de Rimbaud, celle de la recherche d'une vérité qui soit à la fois dans une âme et dans un corps.... (p 34)

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La source de poésie

 

Dans notre culture occidentale, la poésie, comme la culture humaniste, s'est trouvée reléguée. Elle s'est trouvée reléguée dans le loisir, dans le divertissement, elle s'est trouvée reléguée pour les adolescents, pour les femmes, elle est devenue en quelque sorte un élément infériorisé par rapport à la prose de la vie.

 

Il y a eu deux révoltes historiques de la poésie. La première, c'est le romantisme, et notamment le romantisme à sa source allemande. C'est la révolte contre l'invasion de la prosaïté, le monde utilitaire; le monde bourgeois, le monde qui se développe au début du XIXè siècle. La seconde révolte, elle, se situe au début du XXè siècle, c'est le surréalisme. Le surréalisme signifie le refus de la poésie de se laisser enfermer dans le poème, c'est-à-dire dans une pure et simple expression littéraire. Non pas négation du poème;<puisque Breton, puisque Péret, puisque Eluard, etc… ont fait des poèmes admirables ; mais l'idée surréaliste, c'est que la poésie trouve sa source dans la vie. Dans la vie, avec ses rêves et ses hasards, et vous savez quel intérêt les surréalistes portaient au hasard. (…) Mais cette aventure, cette aventure elle-même a conduit à bien des errements, à bien des erreurs, et je dirais même ) l'autodestruction des poètes, quand ceux-ci ont subordonné la poésie à un parti politique. Là se trouve un des paradoxes de la poésie. Le poète n'a pas à s'enfermer dans un domaine strict, confiné, le domaine des jeux de mots, le domaine des jeux de symboles. Le poète a une compétence totale, multidimensionnelle, qui concerne donc l'humanité et la politique, mais il n'a pas à se laisser asservir par l'organisation politique. Le message politique du poète est de dépasser la politique. Donc, nous avons eu deux révoltes de la poésie. Et maintenant, quelle est la situation dans cette fin de siècle qui est en même temps fin de millénaire ?

 

Eh bien, il y a tout d'abord ce que l'on peut appeler le déferlement de l'hyper-prose. Le déferlement de l'hyper-prose, c'est le déferlement d'un mode de vie monétarisé, chronométré, parcellarisé, compartimenté, atomisé, et pas seulement d'un mode de vie, mais aussi d'un mode de pensée où des experts spécialistes sont désormais compétents pour tous problèmes, et cette invasion de l'hyper-prose est liée au déferlement économico-technobureaucratique. Dans ces conditions, l'invasion de l'hyper-prose crée à mon avis la nécessité d'une hyper-poésie..... (p 43) 

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L'individualisme possède une face illuminée et claire : ce sont les libertés, les autonomies, la responsabilité. Mais il possède une face sombre, dont l'ombre s'accroît chez nous : l'atomisation, la solitude, l'angoisse. Conjointement, nous avons découvert que les relations entre nos âmes, nos esprits et nos corps étaient perturbés, d'où le recours à l'Orient du bouddhisme, du zen, des gourous. (…) C'est également la pratique d'une méditation qui consiste à faire le vide ou le silence en soi. C'est une pratique différente de notre méditation occidentale, qui consiste à réfléchir sur quelque chose, à faire par l'esprit ce que font les différents estomacs de la vache (ruminer, reprendre, transformer). Reste une différence, ou une impossibilité, qui tient, je crois, au background culturel de notre civilisation marquée par le refus de la mort. Le bouddhisme, lui, est né dans un milieu de croyances dans lequel l'idée de la métempsycose s'imposait d'évidence. Dès lors, il s'agit d'échapper à ce cycle infernal de souffrances, afin de se fondre dans un néant qui est en même temps plénitude : le nirvana. Alors que, dans le mindscape occidental, dans notre paysage mental, l'idée demeure que la mort est ce gouffre béant et épouvantable qui nous dissout, d'où la demande persistante d'un salut, c'est-à-dire d'une victoire sur la mort et non d'un acquiescement au néant. Il y a donc une différence radicale sur la mort. Mais il y a une proximité très grande sur le message de vie entre christianisme et bouddhisme. Moi-même, j'ai écrit que je me considérai comme "néo-bouddhiste". Cela signifiait que, ne pouvant adhérer à son substrat métaphysique, la métempsycose, je considérais que le message de compassion pour la souffrance – pas seulement humaine, mais de tout être vivant - , qui est le message fondamental de Siddharta, pouvait et devait être incorporé en nous. Ainsi il coïncide avec le message évangélique, évidemment toujours recouvert par le dogmatisme des Eglises, qui est celui du Sermon sur la montagne et des Béatitudes. La compassion chrétienne est limitée aux humains, mais elle comporte quelque chose d'original et d'important : la capacité du pardon. Par conséquent, je peux intégrer en moi les deux messages en un syncrétisme philosophico-éthico-culturel, prenant dans ce métissage ce qui me convient. Ainsi l'Orient nous pénètre à travers mille voies et mille tissus quotidiens, tandis que, de son côté, l'Occident technique, industriel et capitaliste déferle sur l'Orient.....  (p 56)

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En somme, la multiplicité de l'affectivité contribue au développement de l'intelligence. Le langage humain ne répond pas seulement à des besoins pratiques et utilitaires. Il répond aux besoins de communication affective. Le langage humain permet de dire des mots gentils. Il permet également de parler pour parler, de dire n'importe quoi pour le plaisir de communiquer avec autrui. Ainsi donc, l'intelligence et l'affectivité sont corrélées. L'affectivité comporte évidemment un aspect noir. L'aspect rose est la participation, l'amour, les échanges, toutes choses qui apparaissent déjà chez nos cousins chimpanzés. L'aspect noir apparaît aussi chez eux avec leur facilité à se mettre en colère pour des riens, comme nous dans les rues de Paris. Ils connaissent les colères, les fureurs, le stress. L'affectivité est à la fois ce qui nous aveugle et ce qui nous éclaire, mais l'affectivité humaine a inventé quelque chose qui n'existait pas : la haine, la méchanceté gratuite, la volonté de détruire pour détruire. Homo sapiensest aussi homo demens. Si nous pouvions dire : nous sommes 50% sapiens, 50% demens, avec une frontière au milieu, ce serait très bien. Mais il n'y a pas de frontières nettes entre les deux. Sapiens et demens sont deux pôles. De plus, le propre du cerveau humain, ce cerveau hypertrophié, est de fonctionner avec beaucoup de bruit (noise en langage informatique) et de désordre ; mais, sans ce désordre, il n'y aurait pas possibilité de création et d'invention. Lorsque Rimbaud dit : "Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit", il montre qu'il a compris qu'il y a dans le désordre quelque chose sans lequel la vie ne serait que platitude mécanique. Alors, dans la copulation de sapiens et de demens, vous avez la créativité, l'invention, l'imagination… mais aussi la criminalité, le mal, la méchanceté. Nous voyons très bien que ce que nous appelons génie se situe au-dessus, au-delà et en deçà de l'alternative raison-folie. Nous voyons très bien que de grands esprits ont parfois sombré : Hölderlin, Nietzsche, Van Gogh. Cela étant dit, on peut alors se demander : "Qu'est-ce qu'une vie raisonnable ?" Il n'y a aucun critère raisonnable d'une vie raisonnable. A la limite, on peut se demander si manger sainement, vivre sainement, ne pas prendre de risques, ne jamais dépasser la dose prescrite, est vraiment vivre, c'est-à-dire si la vie raisonnable n'est pas une vie démente.... (p 61)

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 (…) nous avons en nous un fond anthropologique magique que nous ne pouvons éradiquer. Il faut peut-être nous en amuser. Vous savez que les amulettes, les grigris, les biorythmes, les horoscopes donnent confiance et sont ainsi des formes d'aide à la décision. (…)

 

Alors, être rationnel, ne serait-ce pas comprendre les limites de la rationalité et de la part du mystère du monde ? La rationalité est un outil merveilleux, mais il y a des choses qui excèdent l'esprit humain. La vie est un mixte d'irrationalisable et de rationalité. Il faudrait apprendre à jouer, de façon ludique en quelque sorte, avec cette part irrationnelle de nos vies et savoir l'accepter. J'avoue que, lorsque je suis seul dans la forêt la nuit, j'ai peur, non pas des brigands, mais des fantômes ! Je sais que c'est une peur irrationnelle, mais, en même temps, je sais que je ne peux pas la refouler...  (p 65)

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Venons-en maintenant à l'aspect existentiel : qu'est-ce que la vie ? La vie est un tissu mêlé ou alternatif de prose et de poésie. On peut appeler prose les activités pratiques, techniques et matérielles qui sont nécessaires à l'existence. On peut appeler poésie ce qui nous met dans un état second : d'abord la poésie elle-même, puis la musique, la danse, la jouissance et, bien entendu, l'amour. Prose et poésie étaient étroitement entre tissées dans les sociétés archaïques. Nous sommes dans une société qui tend à disjoindre prose et poésie, et où il y a une très grande offensive de prose liée au déferlement technique, mécanique, glacé, chronométré, où tout se paie, tout est monétarisé. La poésie a bien sûr essayé de se défendre dans les jeux, les fêtes, les bandes de copains, les vacances. Chacun, dans notre société, essaie de résister à la prose du monde, comme, par exemple, dans les amours clandestines, parfois éphémères, toujours errantes. Il y a des prêts-à-consommer de poésie qui se vendent dans les clubs de vacance, Club Méditerranée par exemple : on y vit dans un monde sans argent, mais évidemment en payant d'avance. En résumé, la poésie c'est l'esthétique, c'est l'amour, c'est la jouissance, c'est le plaisir, c'est la participation et, dans le fond, c'est la vie ! Qu'est-ce qu'une vie raisonnable ? Est-ce mener une vie prosaïque ? Folie ! Mais nous y sommes partiellement obligés, car si nous n'avions qu'une vie en permanence poétique, nous ne le sentirions plus. Il nous faut de la prose pour ressentir la poésie.

 

J'aimerais parler dans le cas de la poésie de ce que Georges Bataille appelait la "consumation", c'est-à-dire le fait de brûler d'un grand feu intérieur, opposé à la consommation, qui est un phénomène de supermarché. Il faut accepter la "consumation", la poésie, la dépense, le gaspillage, une part de folie dans sa vie… et c'est peut-être cela, la sagesse. La sagesse ne peut être que mélangée à la folie. Puis nous savons que l'aptitude à jouir – j'entends par là jouir de la vie, d'un bon repas, d'un bon vin - , c'est en même temps l'aptitude à souffrir. Si j'apprécie le bon vin, je souffre lorsqu'on m'oblige à boire un vin que je trouve mauvais, alors que, si je n'avais pas cette aptitude, je pourrais très bien boire n'importe quoi avec la même indifférence. De même, l'aptitude au bonheur, c'est l'aptitude au malheur. Il est évident que, si vous avez connu le bonheur avec un être qui vous est cher et que cet être vous quitte, vous êtes malheureux parce que, justement, vous avez connu le bonheur. L'attitude de rationalisation consisterait à dire : Pour ne pas être malheureux, je n'aimerai plus personne, ainsi je n'aurai plus de chagrin. Le Tao-tö-king dit : "le malheur marche au bras du bonheur, le bonheur couche au pied du malheur." Vous appelez le bonheur et vous en tirez les conséquences, qui sont d'accepter le malheur. Nous voici donc devant une situation très difficile, car il n'existe pas de programme de sagesse. Il y a, en revanche, l'idée que nous ne pouvons nous passer d'une dialogique toujours en mouvement entre notre polarité de demens et notre polarité de sapiens. Bien entendu, on peut, on doit éviter la pire démence ; mais est-ce cela, la sagesse ? ....  (p 68)

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Je parle d'un point de vue personnel, parce que l'on ne peut pas faire comme si tout cela était anonyme. J'étais récemment à un colloque sur l'amour, et il m'a semblé que l'on ne pouvait parler de l'amour comme d'u objet extérieur. Nous avons tout vécu l'amour, cela fait partie de nous. En ce qui me concerne, j'essaie d'assumer non seulement ma propre dialogique de sapiens-demens, mais aussi la dialogique entre quatre forces qui sont très puissantes en moi, dont aucune n'arrive à dominer les autres et dont j'accepte la coexistence, le dialogue et le conflit. Je veux parler du doute et de la foi, de la rationalité et du mysticisme. C'est pourquoi j'aime Pascal, et ce dernier est devenu un auteur clé pour moi. Je vois chez lui cette haute rationalité et cette connaissance des limites de la raison. Il savait que l'ordre de la charité dépassait celui de la rationalité. Pascal était le fils de Montaigne, tout en ayant gardé sa foi. Pour ma part, je n'ai pas cette foi en un dieu de la révélation, mais foi en quelques principes que l'on appelle aussi "valeurs". Mon mysticisme, je ne le vis pas comme Thérèse d'Avila, dont j'admire, du reste, les "ravissements"…Mais je crois que je peux le ressentir, par exemple, devant une fleur, un coucher de soleil, un visage. Ainsi, dans ma dialogique permanente, aucun élément ne détruit l'autre. Voilà comment j'assume ce problème. De même, j'assume la contradiction entre une curiosité qui me pousse à me disperser, et le besoin de me reconcentrer pour produire le fruit de mon expérience et de ma pensée, c'est-à-dire La Méthode. (…) Je vois et vis cette contradiction. Finalement, je crois que les grandes lignes de la sagesse se trouvent dans la volonté d'assumer les dialogiques humaines, la dialogique sapiens-demens, la dialogique prose-poésie...(p 75)

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La sagesse doit savoir qu'elle porte en elle une contradiction : il est fou de vivre trop sagement. Nous devons reconnaître que, dans la folie qu'est l'amour, il y a la sagesse de l'amour. L'amour de la sagesse – ou philosophie - manque d'amour. L'important , dans la vie, c'est l'amour. Avec tous les dangers qu'il comporte. Cela ne suffit pas. Si le mal dont nous souffrons et faisons souffrir est l'incompréhension d'autrui, l'autojustification, le mensonge à soi-même (self deception), alors la voie de l'éthique – et c'est là que j'introduirai la sagesse – est dans l'effort de compréhension et non dans la condamnation – dans l'auto-examen, qui comporte l'autocritique et qui s'efforce de reconnaître le mensonge à soi-même.

 [Edgar MORIN Amour, poésie, sagesse, éd. Seuil, 1997] (p 77)

 .............. 

 BA

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